Ne dites pas à ma mère…

que je veux faire carrière ….elle croit que je serai une bonne mère!

 Variances N°30- 2006

Je vais vous raconter une histoire qui s’est déroulée il y a longtemps. A cette époque, heureusement révolue, il était certes inconcevable qu’une femme puisse être candidate à la Présidence de la République. Ceci n’étonnera personne …

Mais ce qui est plus surprenant, c’est qu’elle ne pouvait pas non plus être candidate à l’X, aux Mines, à HEC. Elle ne pouvait d’ailleurs rien faire, une fois mariée, sans l’accord de son « protecteur » – j’allais dire « propriétaire »- légitime : ni emprunt, ni achat immobilier… Ah si !… j’oubliais : elle pouvait se pomponner chaque soir pour accueillir avec féminité celui qui, à peine la porte ouverte, s’écriait « qu’est-ce qu’on mange ce soir ? ».

Vous direz que je vous raconte les années vingt ou les années trente. En tous cas, que c’était avant la guerre, à une époque où nous n’avions pas le droit de vote… Mais non, je vous parle de la fin des années soixante. Il y a quarante ans. Ecoutez cette pièce en trois actes :

ACTE 1 – 1966

Sur près de quarante élèves, nous sommes quatre filles dans une spé A prime (c’était la MP* de l’époque) d’un grand lycée parisien. Deux d’entre nous veulent être professeurs de mathématiques (comme leurs parents). Les deux autres (dont ma pomme) espèrent avoir le droit de « jouer dans la cour des grands ». En d’autres termes, de faire une carrière.

On nous a prévenues : les hommes n’aiment pas les intellectuelles, et encore moins les femmes indépendantes. Hormis les positions, jugées enviables, de femme au foyer, ou, moins enviables, de professeur et femme au foyer – deux journées en une pour un tout petit salaire- point de salut pour nous ! Quelques contre-exemples existent, mais on nous explique que ces pionnières ont renoncé à fonder une famille, ce qui est évidemment « le plus beau destin de la femme ».

N’écoutant pas mes chers parents j’écarte la « voie royale » : admissible à Normale Sup, passé pour leur faire plaisir, je sabote l’oral de Chimie (pouah, la chimie….). On me juge indigne des Ponts et Chaussées pour une énorme tache d’encre de chine sur une perspective de cathédrale… mais oui, un zéro en dessin industriel est éliminatoire. Le dessin industriel… Je suis sûre que nos jeunes camarades des Ponts n’ont jamais entendu parler de cette torture ! Je me sens plutôt rassurée, je suis sûre que mes ponts se seraient effondrés… car à l’époque les ingénieurs des Ponts en construisaient encore…

Piston, dans ma tête cela sent le cambouis… je n’en veux pas. Supélec, peut-être. L’électricité au moins, c’est propre. Et on peut y faire de l’informatique, ça c’est marrant… construire de gros ordinateurs qui jonglent avec des cartes perforées. J’y suis admise malgré un wattmètre branché dans le mauvais sens à l’oral (TP) et qui n’a pas survécu… heureusement l’examinateur me croit quand j’affirme que « ce truc ne fonctionne pas ».

Quand même, je ne m’imagine pas manipulant des appareils électriques toute ma vie. Alors, quand j’apprends que l’ENSAE veut bien de moi, je me dis que c’est gagné, que je pourrai réussir aussi bien que mes petits camarades du premier sexe, qui, eux, ont pu choisir d’être « épiciers ».

Je rêve déjà de haute finance et de conseil. Je me vois déjà… en haut de l’affiche. Mais quand on a 21 ans et que l’on veut tout avaler, il ne faut plus que l’on nous appelle « Mademoiselle ». Madame… cela fait bien plus sérieux ! Voilà donc ce qu’il me faut : un mari. Et cela me permettra d’échapper à la pression quotidienne de parents qui ne cessent de me dire que, de toute façon, ma carrière sera brève, car les femmes ne s’épanouissent que dans la maternité !

Je n’ai rencontré que deux grands types d’hommes : les machos et les « fils à maman ». Choisir dans cette seconde catégorie me garantit un spécimen plus docile et sans doute trop immature pour réclamer rapidement une progéniture. Qu’à cela ne tienne ! J’en rencontre un, je crois même que j’en suis amoureuse… et au printemps 68 nous décidons de nous marier.

Il me reste une année d’école, j’ai déjà un poste de chargé de TD à Assas et je dois vite trouver un job à mi-temps. Autonomie quand tu nous tiens ! Evidemment, pour me faire recruter, il me faut subir quelques questions pleines de délicatesse de mon employeur : « vous êtes jeune mariée… dans quel délai pensez vous faire un bébé ?…. ». Aujourd’hui, on porterait plainte pour cette question, considérée à l’époque comme aussi courante qu’anodine !

Mais où sont les femmes ? Je ne suis quand même pas la seule, en 1968, à rejeter le modèle traditionnel. Assez vite, je déniche un domaine où quelques-unes unes de mes congénères peuvent s’épanouir : le marketing et la publicité. Une dizaine d’années très sympathiques, une vraie carrière, un bon salaire… et pas de bébé. Ouf ! merci à la contraception, à Simone Veil, à Gisèle Halimi et à toutes nos « grandes sœurs » féministes aujourd’hui presque dénigrées.

ACTE 2 – QUINZE ANS APRES (1981)

Et puis arrive la trentaine, l’envie de faire quelque chose d’utile, et surtout de concilier … l’inconciliable : carrière et bébés. Un MBA pour favoriser une reconversion dans la finance de projet, un nouveau compagnon un peu plus ambitieux, un organisme para-public pour les avantages familiaux, dans le domaine de l’aide au développement pour me sentir utile et voyager… une nouvelle vie commence.

Toutes mes copines ou presque ont déjà des enfants et je commence à les envier. Mon compagnon et moi avons de bons revenus et le moment est venu d’assurer la pérennité de l’espèce.

Trois bébés en quatre ans. Un garçon, puis deux filles. Sans jamais cesser de travailler. Apprendre à gérer les doubles, voire triples journées, la crèche, les pédiatres, les jeunes filles au pair, les clubs de vacances (avec garderie) où l’on arrive épuisée…

Savoir qu’une grossesse coûte au moins deux augmentations : quand on est enceinte et quand on vient de reprendre son poste… Renoncer à une opportunité d’association dans un cabinet parce qu’on a l’impression qu’on ne parviendra pas à tout gérer.

Pendant ce temps, notre homme poursuit une brillante carrière et gagne assez vite deux fois notre salaire. Il s’étonne de notre acharnement à travailler et propose exceptionnellement d’emmener les enfants à l’école … le mercredi !

Et malgré tout, on s’offre un dernier bébé… un garçon. Le choix du roi… ou celui de la reine ?

ACTE 3- VINGT CINQ ANS PLUS TARD : 2006

On y est quand même arrivé. On a réussi à maintenir le cap dans une carrière correcte. Mais on est quand même loin de diriger une entreprise du CAC 40, comme on l’avait rêvé.

Les enfants sont presque élevés. Ils s’en sortent plutôt bien. Grands lycées parisiens, écoles de commerce, écoles d’ingénieur… Bon chien chasse de race. Les filles sont ambitieuses. Dans les écoles de commerce, elles sont devenues majoritaires et mènent la danse. Dans les grandes écoles d’ingénieur, elles sont près de 20%. Elles ont même des équipes de basket féminines !

Ma seconde fille a pu tenter l’X, intégrer Piston sans vraiment mettre les mains dans un moteur, leurs frères savent à peu près cuisiner … En tous cas ils ne demandent pas à leurs sœurs de le faire pour eux quand Maman est au bout du monde, ou simplement pas là.

Le monde a changé. En dehors de quelques fiefs récalcitrants, comme l’Arabie Saoudite, on accueille partout les filles à bras ouverts. Même à la City, à Hong-Kong ou à Dubaï ! Dans le pays des 3K (Kirche, Küche, Kindern), une femme est chancelière.

Il aura fallu près d’un demi-siècle. Et il reste encore bien du chemin à parcourir, pour faire évoluer la France « profonde ». Mais à présent, les filles ne doutent plus de leur capacité à tout gérer, carrière et enfants. Et elles ont raison. Il aura fallu pour cela une génération de femmes, qui ont élevé sans différenciation les petits garçons et les petites filles…

Alors, à toutes mes jeunes camarades et à mes filles, je dis : ne sacrifiez rien. Soyez vous-même. Femme, mère et chef d’entreprise. Les trois à la fois ou pas…ce que vous aurez envie d’être pour vous sentir bien. Le monde que nous vous avons préparé vous permet de tout réussir. Il y aura bien sûr des arbitrages à effectuer. Mais on ne vous imposera pas de modèle. Tout est devenu possible…

Je crois que j’aimerais avoir vingt ans aujourd’hui… Bon, je vais tenter ma chance sur « Second life ».

NDLR : Dominique Beudin (1969) est Associée à BE- ST Conseil et Prestations.

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